De Solon aux gilets jaunes, l'expérience maintes fois répétée dans l'histoire nous enseigne que l'injustice, lorsqu'elle dépasse certaines bornes, engendre inévitablement la violence et menace la paix, aussi bien entre les nations qu'en leur sein. La justice sociale n'est pas un supplément d'âme pour des idéalistes au bon coeur, mais un gage de stabilité pour des politiques réalistes. L'histoire peut-elle aussi nous apprendre ce qu'est la justice ? Ou bien ne nous laisse-t-elle voir que les funestes effets de son absence ?
Le sentiment de « malaise dans la civilisation » n'est pas nouveau, mais il a retrouvé aujourd'hui en Europe une intensité sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La saturation de l'espace public par des discours économiques et identitaires est le symptôme d'une crise dont les causes profondes sont institutionnelles. La Loi, la démocratie, l'État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d'une harmonie fondée sur le calcul. Réactivé d'abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd'hui la forme d'une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l'égide de la « globalisation ». La raison du pouvoir n'est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d'objectifs mesurables plutôt que l'obéissance à des lois justes. Porté par la révolution numérique, ce nouvel imaginaire institutionnel est celui d'une société où la loi cède la place au programme et la réglementation à la régulation. Mais dès lors que leur sécurité n'est pas garantie par une loi s'appliquant également à tous, les hommes n'ont plus d'autre issue que de faire allégeance à plus fort qu'eux. Radicalisant l'aspiration à un pouvoir impersonnel, qui caractérisait déjà l'affirmation du règne de la loi, la gouvernance par les nombres donne ainsi paradoxalement le jour à un monde dominé par les liens d'allégeance.
Les propagandes visant à faire passer le cours pris par la globalisation économique pour un fait de nature, s'imposant sans discussion possible à l'humanité entière, semblent avoir recouvert jusqu'au souvenir des leçons sociales qui avaient été tirées de l'expérience des deux guerres mondiales. La foi dans l'infaillibilité des marchés a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l'échelle du monde, condamnant à la paupérisation, la migration, l'exclusion ou la violence la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial. La faillite actuelle de ce système incite à remettre à jour l'œuvre normative de la fin de la guerre, que la dogmatique ultralibérale s'est employée à faire disparaître. Ce livre invite à renouer avec l'esprit de la Déclaration de Philadelphie de 1944, pour dissiper le mirage du Marché total et tracer les voies nouvelles de la Justice sociale.
Alain Supiot est actuellement directeur de l'Institut d'Études Avancées de Nantes. Professeur de droit, il est membre de l'Institut Universitaire de France.
L'aspiration à la justice est, pour le meilleur et pour le pire, une donnée anthropologique fondamentale, car les hommes ont besoin pour vivre ensemble de s'accorder sur un même sens de la vie, alors qu'elle n'en a aucun qui puisse se découvrir scientifiquement. La dogmatique juridique est la manière occidentale de lier ainsi les hommes, en posant un sens qui s'impose à tous. Le Droit est le texte où s'écrivent nos croyances fondatrices : croyance en une signification de l'être humain, en l'empire des lois ou en la force de la parole donnée. N'étant pas l'expression d'une Vérité révélée par Dieu ou découverte par la science, le Droit est aussi une technique, susceptible de servir des fins diverses et changeantes, aussi bien dans l'histoire des systèmes politiques que dans celle des sciences et des techniques. Mais c'est une technique de l'Interdit, qui interpose dans les rapports de chacun à autrui et au monde un sens commun qui le dépasse et l'oblige. Il faut en effet que chacun de nous soit assuré d'un ordre existant pour pouvoir donner sens à sa propre vie et à son action, fût-elle contestatrice.
Alain Supiot est professeur de droit à l'université de Nantes (Maison des sciences de l'Homme Ange Guépin) et membre de l'Institut universitaire de France.
Ce n'est ni en défaisant l'État social ni en s'efforçant de le restaurer comme un monument historique que l'on trouvera une issue à la crise sociale et écologique. C'est en repensant son architecture à la lumière du monde tel qu'il est et tel que nous voudrions qu'il soit. Et, aujourd'hui comme hier, la clé de voûte sera le statut accordé au travail. Face à la faillite morale, sociale, écologique et financière du néolibéralisme, l'horizon du travail au xxie siècle est celui de son émancipation du règne exclusif de la marchandise. Comme le montre le cas du travail de recherche, les statuts professionnels qui ont résisté à la dynamique du Marché total ne sont donc pas les fossiles d'un monde appelé à disparaître, mais bien plutôt les germes d'un régime de travail réellement humain, qui fasse place au sens et au contenu du travail - c'est-à-dire à l'accomplissement d'une oeuvre.
Détenir les clés d'intelligibilité du droit du travail est aussi important d'un point de vue pratique, pour qui est engagé dans la vie professionnelle, que d'un point de vue théorique, pour qui veut comprendre les bases juridiques de l'économie de marché et les grands problèmes sociaux contemporains. Organisé autour des concepts fondamentaux du droit du travail (contrat de travail, liberté professionnelle, subordination, représentation, négociation et action collective, temps de travail, salaire, sécurité physique et de l'emploi), cet ouvrage replace aussi ce droit dans une perspective historique et internationale.
Ce que l'État social nous donne à voir, c'est tout à la fois l'armature de solidarités qui en un siècle ont profondément transformé nos manières de vivre ensemble, et le jeu de forces puissantes qui ébranlent cet édifice institutionnel et menacent de le mettre à bas. Ce sont ces forces qu'il s'agira d'essayer de comprendre, ainsi que leur impact prévisible. Mais avant d'analyser les maux qui assaillent l'État social on commencera par prendre la mesure de sa grandeur historique et institutionnelle. Partant du témoignage de Franz Kafka, qui consacra sa vie professionnelle à la mise en oeuvre de la loi sur les accidents du travail en Autriche-Hongrie, Alain Supiot nous propose un diagnostic de l'État social en Europe et nous aide ainsi à réfléchir aux solutions qui pourraient permettre de le réformer.
Quel avenir pour le droit du travail dans une économie et une société en profonde mutation ? En 1999, Alain Supiot avait présidé à la rédaction d'un rapport commandité par la Commission européenne sur « les transformations du travail et le devenir du droit du travail en Europe ». À partir d'une analyse comparative des évolutions sociologique, économique, juridique et managériale de l'organisation du travail dans les pays-membres, ce rapport a avancé quelques propositions fortes pour le renouveau de ce qu'on appelait alors le modèle social européen. Traduit en plusieurs langues, c'est devenu au fil des années un « classique », qui a contribué au renouvellement des débats sur la crise de l'emploi, et auquel se réfèrent encore des responsables et des analystes de tous bords. Alain Supiot nous propose une lecture actualisée de ce rapport, qui trace les voies d'une véritable réforme du droit du travail. Depuis le tournant du siècle, le passage à l'euro, l'élargissement de l'Union européenne, la financiarisation de l'économie, la crise de 2008... ont conduit à l'abandon de toute ambition sociale et à la réduction du droit du travail à un facteur d'ajustement aux contraintes de la globalisation. À rebours de ce renoncement, ce livre tient compte de la place centrale que le travail - dans la diversité et l'actualité de ses formes - occupe dans l'institution de l'homme et de la société, et aide à penser un projet politique porteur de plus de justice sociale.
Les réseaux d'allégeance sont une source d'irresponsabilité en matière sociale, environnementale et financière. Pour remédier à cette irresponsabilité, on recourt de plus en plus fréquemment à l'idée de « responsabilité solidaire », afin d'obliger ceux qui ont le pouvoir économique à répondre des conséquences de leurs décisions. L'ouvrage examine cette dynamique de la solidarité en droit de la responsabilité, en tenant compte de ses derniers développements comme la résolution du Parlement européen appelant à l'adoption de mécanismes de « responsabilité solidaire » dans les chaînes de sous-traitance et la loi du 27 mars 2017 « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre ».
Avec la participation de nombreux auteurs tels : François Bizot, H. Carrère d'Encausse, M. Fumaroli, F. Héritier, J. Kristeva, H. Lebras, J. F. Mattei, Y. Meny, P. Perrineau, R. Salais, J. P. Vernant, M. Wieviorka.... entre autres
La solidarité n'est ni assurance ni assistance. Elle ne divise pas le monde entre ceux qui donneraient sans recevoir et ceux qui recevraient sans avoir rien à donner : tous contribuent selon leurs capacités et reçoivent selon leurs besoins. Le droit européen a récemment hissé la solidarité au rang de principe fondamental, à l'instar de la liberté, de l'égalité et de la justice. Dans le même temps, l'idéologie libérale en promeut le démantèlement méthodique, considérant qu'une « grande société » fondée sur l'ordre du Marché « n'a que faire de la "solidarité" » (F. Hayek). La question se pose donc de savoir si la solidarité est le témoin provisoire d'un ordre juridique condamné à disparaître ou bien l'un des ferments de sa recomposition. L'enquête conduite dans ce livre vise à y répondre. Elle commence par retracer l'histoire du concept de « solidarité », depuis son apparition en droit romain jusqu'à sa moderne diffusion en biologie, en sociologie et en droit social. Elle se poursuit en examinant cette notion d'origine européenne au prisme d'autres civilisations. Explorant les évolutions politiques et législatives les plus récentes, elle met enfin en évidence l'extrême actualité du principe de solidarité dans toutes les grandes régions du monde. Alain Supiot est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ». Contributions de Gilbert Achcar, Mohammad Ali Amir-Moezzi, Anne Cheng, Roberto Fragale Filho, Xiang Feng, Jean-Pierre Laborde, Danouta Liberski-Bagnoud, Charles Malamoud, Mohamed Mahmoud Mohamed Salah, Pierre Musso, André Pichot, Michael J. Piore, Alain Rauwel, Jean-Noël Robert, Supriya Routh, Pierre Rodière et Alain Wijffels.
The legal history of the construction of the welfare state gives an idea of its greatness. But this easy-going sovereign, tolerant to protest and accountable for its subjects' well-being, seems to be struck by misery today. Exposed to systemic financial risks due to the opening of its commercial borders, it is seeing its resources dwindling and its expenses increasing. Fearful doctors are rushing to its bedside. Some are prescribing one bleeding after another, while others are already drawing up its death certificate. What we need is not this lethal medicine, but a precise diagnosis of the welfare state.
Ni en el desmantelamiento del Estado social ni en los esfuerzos por restaurarlo como monumento histórico se encontrará una salida a la crisis social y ecológica. Sí se dará con ella al repensar la arquitectura de aquel a la luz del mundo tal como es y como querríamos que fuera. Y, hoy como ayer, la piedra angular de esta arquitectura será el estatuto que se atribuya al trabajo. Ante la bancarrota moral, social, ecológica y financiera del neoliberalismo, el horizonte del trabajo en el siglo XXI es el de su emancipación del reinado exclusivo de la mercancía. Las formas de trabajo que resisten al Mercado Total, como la investigación, no son "fósiles" destinados a desaparecer, sino la simiente de un régimen de trabajo realmente humano que contemple su sentido y su contenido, es decir, la obra realizada.
Quel est l'avenir du travail ? À l'heure du développement de l'intelligence artificielle et des plates-formes numériques, sommes-nous condamnés à être au service des machines ou pouvons-nous, au contraire, les mettre à notre service ? À l'heure du péril écologique, comment travailler sans, dans le même temps, détruire la planète ? Alors que des accords transcontinentaux favorisent la concurrence au plus bas prix, est-il possible d'appliquer des normes sociales permettant un travail décent ? Et comment élaborer des règles qui, au lieu d'être des vecteurs d'une globalisation uniformisante, tiennent compte de la diversité des formes et expériences du travail dans les différents pays du monde ?
Réunissant vingt et un auteurs du monde entier, conçu, dirigé et introduit par Alain Supiot, ce Livre du centenaire de l'Organisation internationale du Travail (OIT) dresse un panorama inédit du travail au XXIe siècle et pose les questions essentielles qui détermineront son avenir. Révolution technologique, péril écologique, ordre juridique international schizophrène sont autant de défis à relever pour qu'advienne, au XXIe siècle, le « régime de travail réellement humain » projeté par la Constitution de l'OIT en 1919.
Les auteurs : Nicola Countouris, Daniel Damasio Borges, Simon Deakin, Emmanuel Dockès, Isaïe Dougnon, Elena Gerasimova, Adrián Goldin, Éloi Laurent, Wilma B. Liebman, Giuseppe Longo, Stéphane Mallat, Gabrielle Marceau, Jean-Philippe Martin, Jeseong Park, Peter Poschen, Supriya Routh, Felwine Sarr, Jean-Marc Sorel, Gerd Spittler, Bernard Stiegler et Aiqing Zheng.
Préface de Cyril Cosme, directeur de l'OIT pour la France.
L'accroissement vertigineux des inégalités, l'abandon des classes populaires à la précarité et au déclassement, les migrations de masse de jeunes poussés par la misère, suscitent des colères et des violences protéiformes, qui nourrissent le retour de l'ethno-nationalisme et de la xénophobie. Se vérifie ainsi une fois de plus le bien-fondé des déclarations solennelles qui, tirant les leçons de la Première, puis de la Seconde guerre mondiale, avaient affirmé qu'« une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale ».
En 1659, dans son fameux sermon sur l'éminente dignité des pauvres, Bossuet (1627-1704) exprime avec vigueur une conception subversive de « l'étrange inégalité » qui règne en ce monde. Les riches « s'imaginent que tout leur est dû » et « foulent aux pieds les pauvres. » Mais qu'ils prennent garde : « Si vous ne portez le fardeau des pauvres, le poids de vos richesses mal dispensées vous fera tomber dans l'abîme ». Sans égalisation des charges, il n'y a pas de communauté entre les hommes. À rebours de ceux qui prêchent aujourd'hui l'abolition de l'État providence, la lecture de Bossuet nous incite à le repenser.
AS